- Demandez de l’aide quand vous en avez besoin : si vous êtes en détresse, votre meute vous aidera. N’ayez pas peur, agissez sur votre situation : la meute vous soutiendra mais seulement si vous êtes cohérent et juste.
Quelle est la « Loi de la jungle » ? Non, ce n’est pas « chacun pour soi », « tout est permis », « survie du plus apte » et « tuer ou être tué ».
Rudyard Kipling qui a publié un poème sous ce titre en 1894 (nom original « Law for Wolves »), pensait que sans un certain ordre prévu par la loi, la vie dans la jungle (et dans le monde en général) serait terrible, cruelle et courte. Curieusement, Kipling, qui n’a jamais étudié spécifiquement les loups, avait en grande partie raison comme l’ont montré de nombreuses études scientifiques près d’un siècle plus tard.
Rappelons que les loups partagent de la nourriture (quand elle est abondante) quel que soit leur rang. Qu’ils s’entraident pour sauver leurs proches en cas des conflits entre meutes. Il est établi que la présence d’un vieux loup dans une meute augmente ses chances de gagner la bataille de 150% : « les vieux loups ont de l’expérience : ils ont affronté des concurrents à plusieurs reprises, ils ont vu leurs frères mourir, ils ont participé aux meurtres de rivaux. Ils peuvent éviter un conflit qu’ils croient ne pas pouvoir gagner, augmentant ainsi leurs chances de survie. Un loup expérimenté permet à la meute de s’appuyer sur les connaissances du passé, augmentant les chances que même une petite meute puisse en vaincre une grande », écrit Kira Cassidy, chercheuse au Yellowstone Wolf Project.
Revenons à Rudyard Kipling. Voici la traduction française la plus connue de « Law for Wolves » :
Voici la Loi de la Jungle — Le ciel a son âge et mieux serait mentir,
Le Loup qui la garde peut prospérer, mais le Loup qui l’enfreint doit mourir.
Comme la liane autour du tronc, la Loi passe derrière et devant —
Car la force du Clan c’est le Loup, et la force du Loup c’est le Clan.
Chaque jour, de la queue au museau, lave-toi, bois bien, sans trop t’emplir.
Rappelle-toi : la nuit à chasser, et n’oublie pas : le jour à dormir.
Le Chacal suit le Tigre ; mais toi, Louveteau, tes moustaches poussées,
Souviens-toi : un Loup est un chasseur ; va chercher ta part sur tes brisées ;
Demeure en paix avec les Seigneurs de la Jungle — Tigre, Ours ou Panthère,
Ne trouble point Hathi le Muet ni dans sa bauge le Solitaire.
Si Clan croise Clan dans la Jungle et si nul ne cède le pas, va t’asseoir,
Jusqu’à ce que les chefs aient parlé — souvent mot courtois peut prévaloir.
Lorsque tu combats un Loup de Clan, provoque-le tout seul, à l’écart.
Afin que le Clan ne souffre point si quelque autre à ta guerre prend part.
Le gîte du Loup est son refuge, et, dès qu’il le choisit pour son antre,
Le conseil lui-même n’y vient plus ni le chef du Clan lui-même n’entre.
Le gîte du Loup est son abri, mais si la place en est exposée,
Le Conseil enverra son message afin qu’il change de reposée.
Si tu portes bas avant minuit, silence, et n’éveille pas le bois,
De peur que ton frère rentre à vide et que le daim fuit à tes abois.
Pour toi, ta louve et tes petits, tue au gré de ta force et ta faim, mais
Tu ne tueras rien pour le plaisir et sept fois sept fois l’Homme jamais !
Si tu prends ta proie à moins hardi, sois sobre en l’orgueil de ta conquête,
Le plus humble a place au Droit du Clan, laisse-lui la dépouille et la tête.
Gibier du Clan, curée au Clan. Donc faites-la sur la place et sur l’heure ;
Et nul n’emporte de ce gibier à son propre gîte ou bien qu’il meure.
Gibier du Loup, curée au Loup. Donc qu’il la répartisse à son loisir :
Mais le Clan n’y pourra point toucher que le Loup n’ait dit : c’est mon plaisir.
Droit de Louvart au petit de l’an. À chaque loup du Clan il pourra
Requérir sa part ; chasseur repu jamais ne la lui refusera.
Droit de Liteau revient à la mère. Aux Loups de même âge elle pourra
Demander un cuissot par curée et nul ne le lui refusera.
Droit de Gîte appartient au Père, droit de chasser seul et pour les siens ;
Ne relevant plus que du Conseil, envers le Clan libre de tous liens.
À cause de son âge et de sa ruse, à cause de sa griffe et son poids,
En tout ce que la Loi ne dit point la parole du Chef est la Loi.
Or telles sont les Lois de la Jungle, innombrables — Nul n’y peut faillir,
Mais tête, sabot, hanche et bosse, la Loi c’est toujours — Obéir !
(trad. Robert d’Humières et Louis Fabulet, 1899)
Qu’est-ce que la justice du point de vue d’un loup ? Ce sont des devoirs transcrits, tout d’abord, dans des actes comportementaux : partage la nourriture avec les autres, ne dépasse pas l’autorité lors des conflits avec des voisins, obéis au chef, ne sois pas un parasite (participe à la chasse), n’implique pas tes amis dans tes conflits personnels, ne vole pas la nourriture qui appartient à tout le monde, n’effraye pas le gibier en vain, obéis ! etc.
Quels droits auraient un loup ? Défendre ses intérêts, mais à condition qu’ils ne soient pas contraires aux intérêts de la meute. Et surtout ne pas oublier que « la force du Clan c’est le Loup, et la force du Loup c’est le Clan ». Cela fait inévitablement penser à « Unus pro omnibus, omnes pro uno », expression latine immortalisée par Alexandre Dumas dans « Les Trois Mousquetaires » mais sous la forme inverse : « Tous pour un, un pour tous », cinquante ans avant la publication du livre de Rudyard Kipling, en 1844.
Les règles de comportement sont connues, partagées et respectées par tous les membres de la meute, les lois de la vie commune sont ancrées dans le comportement, et n’oublions pas que la loyauté passe d’abord – au niveau comportemental – par le respect de règles. Ceux qui les respectent restent, sinon, on quitte la meute.
Nous ne sommes pas si différents des loups. Les dirigeants sont obligés de déclarer et d’écrire les règles de comportement afin d’ancrer, à travers elles, les valeurs et la politique de l’entreprise, définir « comment les choses sont censées être faites ». Les règles de conduite des employés sont fixées dans un contrat, en accord avec la politique interne et externe de l’entreprise.
Or, le comportement collectif de chaque entité est déterminé par des règles implicites qui souvent ne correspondent qu’en partie à celles déclarées. Cette culture locale signifie « comment les choses se font réellement ». Il s’agit de l’expérience quotidienne, à la fois individuelle et commune, vécue par les membres de chaque équipe sur le lieu de travail qui influence énormément les interactions quotidiennes, car l’implicite crée des attentes non exprimées envers le comportement des autres. Il génère également beaucoup plus de frustration dans le cas de son non-respect, même si les règles ne sont pas clairement définies : l’émotion vécue lors d’un évènement serait toujours plus importante pour l’individu que l’évènement lui-même.
Quel serait le secret des dirigeants des entreprises connues pour leur performance qui ont réussi à créer des environnements de travail permettant de réduire, voire pratiquement supprimer, ces écarts entre la culture « formelle » et celle « informelle » ? Comment faire pour réussir à construire une équipe motivée, performante et soudée ?
Si les loups pouvaient parler, ils diraient :
Pour réussir à construire une super meute, il vous faut :
- Un chef de meute dont les exigences envers le comportement des autres se manifestent d’abord dans son propre comportement !
- Et c’est vrai ! Chez Tesla, Elon Musk s’attaque de front aux obstacles : « Je déplace toujours mon bureau n’importe où – en fait, je n’ai pas vraiment de bureau. Je me déplace là où se trouve le plus gros problème de Tesla ». Il apprend tout le temps depuis son plus jeune âge : « Musk est même connu pour interroger les ingénieurs pendant des heures pour s’imprégner de leurs connaissances », – écrit Emilie March, T-Three Consulting.
- Des espaces aménagés pour que tous les membres de la meute se sentent accueillis, respectés et sécures !
- Chez Apple et Pixar : les bureaux et autres espaces de travail sont conçus en accord avec les convictions personnelles de Steve Jobs. A la fois futuristes et technos, les bâtiments sont placés dans des larges espaces ouverts. Ils contiennent beaucoup d’espaces créatifs dédiés aux échanges entre les employés, des cafés à thème et des pièces de repos aménagés.
- Une attention particulière envers la famille et la santé des membres de la meute !
- Chez Microsoft : l’entreprise propose l’une des meilleures assurances santés parmi les entreprises high-tech, et un congé parental payé de 12 semaines pour tous les pères et les parents de familles d’accueil et adoptives. Les mamans (biologiques) ont droit à 20 semaines de congé payé.
- De la sécurité psychologique !
- Chez Google : une culture de la sécurité psychologie est mise en place volontairement, car « les comportements qui créent la sécurité psychologique – la prise de parole dans la conversation et l’empathie – font partie des mêmes règles non écrites auxquelles nous nous tournons souvent, en tant qu’individus, lorsque nous devons établir un lien. Et ces liens humains comptent autant au travail que partout ailleurs. En fait, ils comptent parfois plus », – explique Charles Duhigg, dans son excellent essai « What Google learned from its quest to build the perfect team » (New York Times Magazine).
On pourrait en citer bien d’autres, mais l’idée est claire : pour qu’une meute fonctionne, il faut : un chef qui donne exemple, de la sécurité physique et émotionnelle, de l’espace adapté aux besoins psychologiques, et surtout une « Loi de la Jungle » – des règles claires, cohérentes et justes qui donnent accès au sens.
Si cette Loi vous convient, restez dans la meute. Sinon, cherchez ou construisez une autre meute dont les règles seront justes pour vous, tel est le message de Kipling.
N.B. Le fameux écrivain, artiste et naturaliste E. Seton-Thompson a publié la même année, 1894, une brochure intitulée « Comment attraper les loups : un nouveau type de piège ». Plus tard, il est devenu un grand protecteur des loups, et, grâce à lui, l’Amérique a changé sa vision des loups et de la faune sauvage en général. Mais voici une si étrange coïncidence…
Wolf Project, 2021
Image : Neel Sethi (Mowgli) and Raksha (voiced by Lupita Nyong’o) in The Jungle Book, DISNEY