1. Prenez soin des autres quand ils en ont besoin : si on veut que la meute perdure, on en prend soin. C’est aussi un choix comportemental qui se démontre par des actes et pas par des paroles.

 

Adolph Murie, biologiste et naturaliste américain, l’un des premiers à observer et étudier les loups dans leur habitat naturel en Alaska dans les années 40 du siècle dernier, a conclu que les membres de la même meute vivant dans la nature se montrent très amicaux les uns envers les autres.

Selon les L.D.Mech, zoologiste américain, devenu la référence des recherches sur le loup, les jeunes quittent la meute à partir de 10 mois, mais peuvent rester jusqu’à 4,5 ans, et la taille d’une meute pourrait atteindre une quarantaine d’individus (taille moyenne est de 10-12 individus aux Etats-Unis). Pourquoi et comment les loups réussissent-t-ils à vivre en groupe si longtemps, si nombreux et garder de bonnes relations ?

On pourrait supposer que l’avantage de vivre ensemble réside dans le fait que la chasse de plus gros gibier garantit plus de nourriture à chaque membre de la meute. Selon les constats de chercheurs, c’est l’inverse : plus la meute est grande, plus la part individuelle de nourriture est petite. Par exemple, 2 loups peuvent avoir jusqu’à 8-9 kg de viande par jour et par individu, 4 loups – 7 kg, mais 16 loups seulement 5 kg.

L.D. Mech écrit à ce sujet : « Mettre ce surplus à la disposition de la famille est l’approche la plus efficace que les loups adultes peuvent adopter, sauf à le manger ou le cacher … Les parents-loups permettent à leurs petits de rester avec eux tant que leur approvisionnement alimentaire peut subvenir aux besoins de plus d’individus qu’eux-mêmes. Du point de vue de la progéniture, si l’approvisionnement alimentaire est assuré, il est avantageux pour eux de rester avec leurs parents plutôt que d’essayer de trouver des ressources par eux-mêmes, du moins jusqu’à ce que l’envie de se reproduire les oblige à chercher un compagnon en dehors de la meute natale ».

OK, on reste dans la meute et donc on peut se nourrir, grandir, apprendre à chasser et un jour on peut être capable de quitter les parents. Mais quelle serait l’organisation optimale pour ne pas générer des conflits énergivores et potentiellement dangereux ?

Le Loup est une des espèces à avoir adopté l’élevage collectif comme stratégie de survie. Cela signifie que plusieurs membres de la meute participent d’une manière ou d’une autre à la prise en charge des louveteaux. Creuser la tanière, régurgiter de la nourriture aux louveteaux, jouer avec eux : tout cela fait partie du quotidien des membres de la meute. Selon Mech, qui a observé plusieurs meutes dans leur habitat naturel pendant plusieurs années, tous les loups adultes, y compris les jeunes d’un an, régurgitent de la nourriture aux bébés. De plus, les bébés reçoivent de la nourriture de cette manière dans 80% des cas, leurs mères – seulement dans 14%, et les autres membres de la meute – dans 6% des cas.

Pour obtenir de la viande, les louveteaux lèchent le museau des adultes. A travers ce comportement la soumission active s’apprend et se met en place en tant que rituel de démonstration du respect. Si on analyse cette interaction d’un point de vue d’apprentissage, les louveteaux apprennent le respect par le renforcement positif : « Si tu me demandes très gentiment, je te donnerai quelque chose à manger ».

Ensuite, la démonstration de soumission active devient incontournable dans les rituels de démonstration du respect, elle signifie l’absence d’intention de compétition et/ou de conflit. En outre, plus un jeune loup démontre ce comportement, plus il y a de probabilité qu’il soit nourri par les parents ou, au moins, chassé moins loin de la carcasse lors des périodes de disette.

Dès que les louveteaux sont capables de jouer, d’abord entre eux et ensuite avec les membres de la meute, le processus d’établissement et de stabilisation (relative, bien sûr) des liens hiérarchiques commence.

Il existe des études récentes qui montrent une corrélation entre les jeux « compétitifs » (bagarre, poursuite, simulation de la morsure), les jeux « détendus » (assis ou couchés, sans aucune posture « gagnante ») et les relations dyadiques entre les loups de la même meute. Les chercheurs ont conclu que le jeu « compétitif » permet de tester les faiblesse/forces des partenaires et donc clarifier le rang hiérarchique dans un contexte sécure, et ainsi réduire la fréquence d’interactions agressives. En revanche, le jeu « détendu » se produit principalement entre les membres de la meute ayant de solides liens affectifs.

Il a été démontré aussi que les loups adultes jouent beaucoup plus avec les louveteaux aux jeux « compétitifs », avec des démonstrations « hiérarchiques » insistantes (les louveteaux répondant par soumission passive). Tandis que chez les louveteaux de la même portée les jeux « compétitifs » et ceux « détendu » sont de la même fréquence. Les adultes ne laissent pas les louveteaux exprimer des comportements de domination (poursuite, morsure, etc) envers eux avant que les règles ne soient clairement établies : l’adulte décide, le petit obéit. Dès que tout est clair, même le chef de meute peut permettre à un loup d’un rang inférieur de le poursuivre : dans un jeu, bien entendu.

Lors de conflits entre meutes, il a été observé que les loups sont capables d’aider un membre de leur famille à fuir s’il était attaqué, en s’exposant au danger. Quelle que soit la motivation de « l’aidant », ce comportement paraît sans ambiguïté :

Kira Cassidy, qui a observé les loups au parc de Yellowstone, écrit :  « La meute A de 2 loups et la meute B de 3 loups se dirigent l’une vers l’autre. À la dernière seconde, la meute A se sépare, et les 3 loups de la meute B attaquent une femelle de la meute A. Le mâle d’un an de la meute A court et attaque l’un des membres de la meute B. Les trois loups de la meute B commencent à le poursuivre, mais retournent aussitôt vers la femelle et l’attaquent à nouveau. Le mâle A réattaque l’un des membres de la meute B. La meute B poursuit le mâle (le mordant à la patte arrière), et la femelle traverse la rivière et s’enfuit. Le mâle s’enfuit aussi et également traverse la rivière à un autre endroit. La meute B cesse de les poursuivre ».

Ce comportement a été observé entre parents et enfants, frères et sœurs, tante et nièce et couples reproducteurs.

Des loups « altruistes » ? Du point de vue éthologique, l’altruisme est un comportement qui « augmente l’aptitude ou le succès reproducteur d’autres individus au détriment de leurs propres chances de réussite de la reproduction ». Or, l’observation citée, ainsi que toutes les autres figurant dans cette recherche (ce comportement a été observé dans 17,6% de conflits entre meutes) ne peut pas être expliquée de ce point de vue.

Dans son article publié en 2007 et intitulé « Remettre l’altruisme dans l’altruisme : l’évolution de l’empathie », Frans de Waal écrit : « Il y a plus de trois décennies, les biologistes ont délibérément retiré l’altruisme de l’altruisme. Il y a maintenant de plus en plus de preuves que le cerveau est câblé pour la connexion sociale, et que le même mécanisme d’empathie proposé pour sous-tendre l’altruisme humain peut sous-tendre l’altruisme dirigé d’autres animaux. L’empathie pourrait bien constituer la principale motivation pour les individus qui ont échangé des avantages dans le passé de continuer à le faire à l’avenir. Au lieu de supposer des attentes apprises ou des calculs sur les bénéfices futurs, cette approche met l’accent sur une impulsion altruiste spontanée et un rôle médiateur des émotions ». Cela pourrait expliquer ce comportement « de prise de décision immédiat qui aboutit à un acte altruiste », notamment en situation de danger imminent et potentiellement mortelle. De Waal définit l’empathie comme capacité à « être affecté par et partager l’état émotionnel de l’autre » (il précise que la définition de l’empathie est plus large mais note que dans le cadre de sa réflexion ce seul critère peut être satisfaisant).

« Prendre soin », selon les loups, signifie agir dans l’intérêt commun de survie : participer au nourrissage, apprendre les règles aux plus jeunes, et plus si affinité – affronter les ennemis pour permettre à un membre de sa meute de sauver sa vie. Chez les loups c’est un bénéfice mutuel, accompagné de bonnes relations, de respect des uns et des autres, et d’empathie, selon ces dernières recherches citées plus haut. Autrement parlant, chez les loups les comportements considérés comme « altruistes » sont inscrits dans une stratégie « gagnant / gagnant », partagée par tous les membres du groupe y compris le chef.

Si les loups pouvaient parler, ils nous diraient : si vous attendez de l’Autre des comportements altruistes, des dons de ses ressources personnelles, vous devez avoir un objectif commun et une bonne relation, fondée sur la confiance émotionnelle mutuelle. Investissez vos ressources dans cette relation. Posez des actes. Communiquez. C’est la seule façon de faire perdurer la relation.

Et savez-vous à qui personne ne régurgite jamais de la nourriture ? Au chef de meute.

Wolf Project, 2021

Image : Two Wolves, Mark Adlington